Sophie Houdard – Ninon de Lenclos, esprit fort dans la compagnie des hommes ou de la difficulté de concevoir la maître de philosophie (Texte intégral)

La précieuse « esprit fort », c’est-à-dire sceptique, libertine, épicurienne, apparaît assez rarement dans la société du xviie siècle. Ninon de Lenclos en a fourni le type le plus parfait. Elle recherchait plutôt la compagnie des philosophes, des musiciens, des hommes d’esprit et de savoir que celle des « héroïnes » de ruelles. (1)

1
Cette remarque d’Émile Magne commente le point de vue de l’Abbé de Pure ou plutôt de l’un de ses narrateurs, Géname qui, distinguant quatre « termes » nécessaires à l’étude morale des précieuses – la prude, la coquette, la précieuse et l’esprit fort –, décrète cette dernière « l’espèce la plus rare (2) ». Émile Magne ayant publié en 1912 un ouvrage, Ninon de Lenclos, y renvoie le lecteur curieux d’en savoir plus sur ce « type le plus parfait », mais rare selon lui dans les pratiques sociales.

2
Ce n’est pas la catégorie de la préciosité qui nous intéressera ici, mais l’identification de Ninon de Lenclos comme femme à l’esprit fort. Si l’on suit Émile Magne, seule la célèbre courtisane du xviie siècle aurait été capable de vivre dans la société du siècle selon les principes philosophiques du scepticisme, de l’épicurisme et du libertinage (moral et philosophique) où il reconnaît les traits de l’esprit fort. On notera que ces principes sont instantanément renvoyés à la fréquentation des hommes – philosophes, musiciens, hommes d’esprit et de savoir – qui font de la sociabilité de Ninon de Lenclos non un ensemble mixte, mais une « compagnie » de beaux esprits masculins où les femmes honnêtes ne peuvent apparaître. Retenons pour l’instant que Ninon de Lenclos est le « type parfait » de l’esprit fort, contradictoire avec celui de la précieuse, pour une série de raisons : elle évoluerait dans une société exclusivement masculine (loin de la « ruelle » et de ses « héroïnes »), ses idées philosophiques seraient actualisées avec et par des hommes qui les inscrivent dans des pratiques reconnues (les arts et les lettres) (3). Si nous ne saurons peut-être jamais combien de femmes ont effectivement vécu ou voulu vivre en esprit fort, on doit reconnaître à Émile Magne d’avoir éclairé le trait dominant reconnu à la femme à l’esprit fort au moment où il écrit : elle doit vivre dans un milieu choisi d’hommes qui sont les partenaires d’un échange lettré. Le type parfait renvoie à une vie impraticable pour la majorité des femmes et qui n’est acceptable socialement que parce que Ninon est une courtisane (et non une prostituée), c’est-à-dire une femme du monde et dans le monde par ses fréquentations, mais dont le commerce la situe en même temps dans les marges de la société des femmes, voire hors du monde des valeurs communément prêtées aux femmes de la bonne société. Certes, Émile Magne ne dit rien du métier de Ninon de Lenclos dans sa note, sans doute parce qu’il postule un lecteur déjà averti. Or, la compagnie des hommes qui permet à Ninon d’être un esprit fort est celle des partenaires et des clients d’un échange érotique onéreux et savant de plaisirs du corps et de l’esprit : l’esprit fort au féminin met en évidence le rôle du corps et de ses plaisirs et c’est cette composante qui la rendrait si rare parce que contradictoire avec les valeurs de pudeur et d’honnêteté de la féminité. Mais le corps ne suffit pas, il faut encore de l’esprit. Ninon échangeant des savoirs contre des plaisirs, s’instruisant avec des amants qui la payent ainsi de ses services, telle est la figure de la femme à l’esprit fort au début du xxe siècle.

3
Au moment où Émile Magne écrit, les biographies de Ninon de Lenclos ont construit depuis le xviiie siècle la figure d’une courtisane sage entourée des « Grands hommes » du « Grand Siècle ». Un tableau de Nicolas-André Monsiau de 1810 la représente au milieu d’un groupe d’hommes : au centre du tableau, Ninon, entourée d’hommes, est assise vêtue d’une belle robe, la gorge décolletée, écoutant Molière debout lisant son Tartuffe (4).

5
L’anecdote de Ninon disposant d’un esprit si vif qu’il capte tous les ridicules, au point de rendr (…)
Le tableau fixe ici des séries d’anecdotes qui ont depuis plus d’un siècle étayé les biographies romancées de la courtisane-philosophe et de ses amis (5). Le peintre Monsiau s’est aussi fait connaître avec une « Aspasie s’entretenant avec les hommes illustres » qui est très proche du tableau de Ninon : Aspasie y est assise parmi les hommes, mais elle donne une leçon et c’est elle cette fois qui tient un papier et que tous écoutent.
Or, Aspasie, la maîtresse de Périclès, courtisane et philosophe, est présente dans la quasi totalité des ouvrages du xviie siècle qui dressent des tableaux moraux et sociaux de la femme « savante », sous-catégorie difficile et hors d’atteinte pour la femme ou la fille honnête. L’éloignement antique d’Aspasie idéalise un exemple exceptionnel et au fond inapplicable pour les lectrices du temps. D’autant que la maîtresse du philosophe antique est représentée depuis l’antiquité comme une maître de philosophie que seul son métier de courtisane, c’est-à-dire sa marginalité dans la société athénienne, permet de penser. Mais, dans le même temps, la courtisane est une figure comique, satirique, et au fond impensable de la maître de savoir que dégrade son commerce sexuel (6). Ninon de Lenclos a très vite été perçue comme une philosophe courtisane moderne – nouvelle Aspasie ou Leontium, la maîtresse d’Épicure –, qui actualiserait à sa manière ces exemples antiques largement ambigus.

4
On verra comment la figure de Ninon de Lenclos, « inventée » par ses premiers biographes du xviiie siècle, évacue le lien de la sexualité et du savoir, gommant la capacité de la femme à instruire et diffuser des connaissances philosophiques. Il reste que son image au xviie siècle permet de voir comment Ninon de Lenclos a été perçue par ses contemporains comme l’inventrice d’un genre mixte, dissocié selon les rôles qu’elle entendait jouer, faisant de l’esprit fort un caractère éthique dont les femmes pouvaient se prévaloir du moment que les plaisirs du corps et de l’esprit étaient également partagés et échangés.

5
On l’a dit il ne se trouve guères de femmes parmi les esprits forts. Qu’on réduise cette force à une imposture comme le font tous les apologétistes de la religion catholique ou qu’on en affirme au contraire la vigueur virile, l’esprit fort serait propre aux hommes. Comme le rappelle Garasse dans sa Doctrine des beaux esprits de ce temps, les esprits forts veulent se distinguer des « faibles esprits de la populace » et de « la bigotterie des femmes » (7). L’expression confond les « bigottes » et la « populace » dans une même sous-catégorie culturelle et sociale qui rendrait les femmes inaptes aux subtilités, fussent-elles grossières selon Garasse, des esprits forts : on voit mal aussi comment une femme séduite par les excès de la religion, qu’on classe déjà dans la superstition, pourrait trouver chez les incrédules et les athées de quoi la séduire. En somme, pour Garasse, la femme ne peut être un esprit fort.

6
Le même auteur affirme pourtant un peu plus loin que les esprits forts « philosophent devant les femmes » : s’il s’agit pour le jésuite de rabaisser une philosophie jugée sans envergure, à laquelle seul un public féminin (préalablement dévalué) est capable d’applaudir, s’il s’agit de faire des esprits forts des « effeminés », la remarque doit nous arrêter parce qu’elle dit un peu plus que cela. L’identification d’un public de femmes prêt à entendre des esprits forts éclaire la place sociale de ces derniers au début de l’époque moderne. Il suffit pour s’en convaincre de regarder quelques–uns des traités écrits ou non par des hommes d’Église qui dressent le tableau des traits de l’honnêteté féminine et des usages du temps : les esprits forts y sont à chaque fois dépeints comme groupe à fuir si les lectrices veulent conserver leur honnêteté, mais bien présent dans leurs pratiques sociales puisqu’il attire les femmes avec lesquelles se forment les « belles compagnies » auxquelles elles pourraient rêver de s’agréger.

7
François de Grenaille écrit deux ouvrages fort intéressants de ce point de vue : L’Honnête fille en 1639-1640, bientôt suivi en 1642 de La mode ou charactere de la Religion (8). Les deux traités dressent un tableau des comportements « modernes » en usage dans les milieux mondains et dénoncent le ridicule ou la perfidie des « cabales de ce siècle » que la mode valorise au détriment des valeurs de la religion et de la société des honnêtes gens. On y apprend que les « coquettes » fréquentent les « Athées », discutent de l’enfer et de la divinité de Jésus-Christ, « croyent paraître subtiles » en soumettant « à leur censure tous les mysteres les plus élevés de notre foy » (9) Dans ce tableau de l’incrédulité, les athées et les libertins partagent avec des femmes ou des filles un espace de discussion où ce qui l’emporte, selon Grenaille, est le mérite de paraître. Mais ce sont les « esprits forts » qui intéressent surtout l’auteur, parce qu’ils prônent non une irréligion massive (et ancienne), mais une « croyance à leur mode », cette « Religion moderne » où les esprits forts préfèrent « leur sentiment particulier à celui des Docteurs de tous les siècles » (10). Grenaille classe alors les « esprits forts » avec les « esprits faibles », les deux catégories partageant l’empire des caprices, de l’ignorance et de l’« affèterie ». S’il ne cite aucun exemple féminin parmi les esprits forts, il en évoque dès qu’il est question de la catégorie voisine des « esprits faibles » qui tombent dans la supersitition, les « dévotions bizarres » et les collections de « choses corporelles (11) » qui relèvent d’une sorte de fétichisme dévot : la bigotte superstitieuse est ici chez elle, avec les hommes ignorants des campagnes qui adorent le diable au lieu d’aimer Dieu (12). Les femmes qui suivent la mode auraient ainsi tendance à abandonner des comportements déjà socialement dévalués (comme la rusticité de la campagne) pour convertir leur faiblesse superstitieuse en « affèterie », cette coquetterie ou fausse subtilité de l’esprit fort : de l’hypocrite, qui montre sa belle main en prenant de l’eau bénite, à la femme qui se plaît à discuter des dogmes de la religion, Grenaille dénonce le même fonctionnement de l’apparence qui a pris le pas sur l’être, de la théâtralité qui se joue de la vérité et de la sociabilité mondaine qui préfère la mode à toute autre loi du monde. La force des esprits n’est certes pour Grenaille qu’une faiblesse qui joue à la force dans le seul but de se faire admirer, mais on voit aussi qu’elle est un moyen de s’élever, de partager un critère de mérite culturel qui démarque de la « populace » et émancipe la « bigotte ».

8
Dans L’Honneste Fille, Grenaille élabore cette fois une longue « digression » sur les esprits forts où il affirme l’égalité des hommes et des femmes en matière d’esprit et de capacité intellectuelle. Il tente de reprendre à la Mode les nouveaux critères de distinction qui font de la dévotion une faiblesse (intellectuelle et sociale) et qui valorisent la subtilité de la discussion comme manière de s’élever : les esprits forts non seulement « discourent de la Religion » pour la « détruire », mais surtout pour ériger, en lieu et place des divinités, des « reines » bien terrestres qu’ils persuadent de leur « créance pernicieuse » :

Ils veulent quelque fois paraître subtils devant les femmes en niant la substance des esprits ; ils croient s’authoriser en une si belle compagnie, par les mépris du Roy des Rois, et par le culte de ces Reines (13).

9
Les femmes et les esprits forts sont ici construits dans le miroir de la vaine gloire et de l’amour de soi, chacun profitant de l’image que l’autre lui renvoie. Or, dans ce miroir la femme gagne une souveraineté qu’elle n’a pas dans la vie publique, tandis que les esprits forts trouvent auprès d’elles une autorité que les institutions (écrites) du savoir leur dénient. Si les esprits forts et les esprits faibles partagent l’empire d’un moi orgueilleux, vain et présomptueux, Grenaille doit lutter contre cette « nouveauté » moderne d’une publication délibérée de l’esprit fort qui s’accompagne d’un jugement de valeur social positif et donc attirant pour toute une partie de la société, parmi lesquelles les femmes ne sont pas en reste. Et s’il entend bien défendre le portrait d’une fille dévote sans faiblesse, douée d’esprit comme un homme et forte dans ses convictions de femme chrétienne, il regrette amèrement la nouvelle distinction qui fait de l’esprit fort un caractère prestigieux et attirant :

Enfin devons-nous permettre que les plus meschants hommes du monde passent impunément pour les meilleurs esprits de tout l’univers (14) ?

10
La longue digression sur les esprits forts destinée à en faire un portrait négatif butte finalement sur cette interrogation qui signale une partie déjà perdue dans le combat qu’il mène : l’esprit fort est doté d’une incroyable séduction, il est la garantie d’un mérite de l’esprit et le gage des compagnies qui s’efforcent hors des chemins institutionnels du savoir et de la reconnaissance sociale d’évaluer un mérite nouveau court-circuitant les voies d’accès socialement construites et barrées au plus grand nombre.

11
Le Père Du Bosc, dans les mêmes années, écrit à peu près la même chose dans son Honneste femme, tâchant de défendre une dévotion féminine qui ne soit pas la preuve de la faiblesse d’esprit, idée qu’il renvoie à la « vieille ruse » des libertins qui se serviraient de cet argument pour faire tomber les femmes dans les filets de l’impudicité. Or, la stratégie des séducteurs rencontre immédiatement cette curieuse docilité des femmes qui cherchent à en faire leurs « admirateurs » : une nouvelle fois, l’esprit fort pourrait bien être une nouvelle catégorie du mérite intellectuel où les femmes jugent, autorisent, discutent et développent, avec les hommes, une sociabilité mixte (15). Quant au « piège » de l’impudicité, cet épouvantail libertin, il apparaît ici comme une autre manière, plutôt attirante que repoussante, de partager des pratiques de vie débarrassées des interdits qui pèsent sur les comportements féminins.

12
Du Bosc et Grenaille le répètent à l’envie : les femmes et les hommes partagent une même nature, leur prudence, leur magnanimité sont identiques. Cette égalité d’espèce admise, ils répugnent à l’idée d’une faiblesse spécifiquement féminine et préfèrent reconnaître une « infirmité commune à l’un et à l’autre sexe (16) ». À les lire, la faiblesse n’est jamais constitutive du sexe féminin, ils postulent au contraire l’égalité de la faiblesse humaine. Mais ils reconnaissent bien vite « des » faiblesses propres aux femmes qui reconduisent quantité de lieux communs sur un sexe imaginatif, versé dans les « choses matérielles » ce qui explique sa superstition comme sa fragilité aux faiblesses qui « du dehors » tâchent de la faire tomber en flattant sa vanité. En somme, les filles à l’esprit fort ont succombé aux faiblesses de leur éducation et aux pièges masculins : la seule manière de les prémunir contre ce danger est de leur apprendre la philosophie, réduite à la morale, en évitant de céder à leur curiosité et en leur offrant l’empire de la maison où « elles donneront la loi après l’avoir donnée à l’univers » une fois devenues mères de famille (17).

13
Ces ouvrages donnent, on s’en doute, une image convenue de la femme et de la fille honnêtes et les préjugés y occupent une place importante. Ainsi, Du Bosc, et malgré ses affirmations portant sur l’égalité entre les femmes et les hommes, répugne à concevoir une femme capable de donner un avis juste et sérieux sur un écrit, tout chez elle n’étant que «mode, fard et grimasse » (18). On notera cependant la pression de nouveaux modèles issus de la Mode qui oblige les auteurs à contrecarrer avec difficulté les valeurs « nouvelles » qui laissent percevoir, malgré le cortège de dénonciations, la force et l’emprise de ces distinctions sociales qui attirent les femmes. Elles piègent d’ailleurs aussi ces défenseurs de la dévotion raisonnable, car si les esprits forts sont si faibles et comparables à des bêtes brutes et à des idiots, comment comprendre leur mérite et leur force de séduction ? Comment vanter la dévotion aux femmes quand la dévote est si proche de la bigotte et du sorcier rustique des campagnes ?

Ce n’est pas à dire pourtant qu’il n’appartienne qu’aux idiots d’approfondir les secrets de Dieu (19).

14
Grenaille laisse passer les arguments des esprits forts qui parasitent son propre discours. Car si la mode est de n’avoir aucun religion, si bien que « celuy qui a quelque peu de religion ne passe pas pour honneste » (20), on comprend bien la difficulté des apologétistes de l’honnêteté. La mode, en effet, n’est pas seulement nouvelle, elle définit, comme l’écrit Furetière, ce qui a cours « dans le beau monde ». La « Religion moderne » des esprits forts étant à la mode, elle appartient à cet ensemble de valeurs, de goûts, d’attitudes, de conduites qui permettent à un individu de se faire apprécier de la bonne société (21). Les auteurs ont beau dénoncer la prétendue faiblesse des esprits forts, ils ne peuvent faire que l’incrédulité n’apparaisse comme une marque de distinction (qui sépare de la « populace » et des bigottes) et qui s’offre à l’imitation.

15
Dans l’historiette qu’il consacre à Ninon de Lenclos, Tallemant des Réaux présente une série d’anecdotes, saynettes, mais aussi propos qui font de Ninon de Lenclos un esprit fort : depuis son enfance, elle répugne à toute forme d’éducation religieuse, envoie promener un jésuite que sa mère a sollicité pour lui apprendre les valeurs chrétiennes, fréquente avec plus de plaisir les dames du Marais que les hommes d’Église et signe par un « aveu » sans détour son dédain de la religion :

Elle m’a avouë que dès lors elle vit bien que les religions n’estoient que des imaginations, et qu’il n’y avait rien de vrai dans tout cela (22).

16
Ninon adulte affirme ici, selon Tallemant, qu’elle s’est depuis l’enfance convaincue de l’imposture des religions, reprenant l’un des énoncés les plus importants de la culture philosophique des esprits forts. Les efforts d’un jésuite pour « lui laver la teste » auront donc été vains, voire contreproductifs, Ninon en ayant retiré le plus vif mépris de la religion, c’est-à-dire de ses interdits et de sa morale punitive. L’historiette poursuit d’ailleurs en montrant comment Ninon échappe aux projets de mariage envisagés un temps par sa mère et entame un « commerce » amoureux qui lui permettra de vivre de ceux qui l’entretiennent, Coulon et Aubijoux étant les premiers cités avec les sommes importantes de leurs « contributions ».

17
L’incrédulité ouvre cette historiette et fournit la clé explicative d’une autonomie que Ninon parvient à construire, sans appartenir à la sociabilité des honnêtes femmes (ou « soy-disantes », qui cessent de la fréquenter, comme l’écrit Tallemant, dès qu’elle se mêle de vendre ses services à Coulon). Ne se mariant pas Ninon se marginalise, entrant dans la vie sociale hors de ce statut juridique et économique qui (si l’on excepte le couvent) est le plus convenable aux femmes de la bonne société (23). N’ayant pas de ressources familiales, elle choisit, si l’on en croit Tallemant, de devenir courtisane, en s’évitant de tomber au plus bas de l’échelle sociale comme les femmes publiques, pour accéder à une forme de prestige et de respect qu’elle ménage en s’entourant d’hommes de qualité. L’incrédulité se combine alors à la liberté de mœurs et d’action jusque dans la gestion de ce commerce où elle reste, paradoxalement, maîtresse de ses choix. « Elle […] qui estoit plutost d’humeur à quitter qu’à estre quittée » (24) : la courtisane Ninon apparaît ici, comme dans toutes les anecdotes qui courent sur elles de son vivant, comme la maîtresse d’elle-même, au moment même où elle est la maîtresse de ceux qui l’entretiennent. Elle choisit ses amants plus qu’elle ne se laisse acheter, différencie les hommes selon trois « classes » que toutes les biographies reprendront après Tallemant (les payeurs, les martyrs et les favoris), organisant ainsi une société dont elle édicte les règles économiques, affectives, érotiques et juridiques.

18
L’historiette représente le salon de la courtisane comme un espace de relations avec les hommes où se distribuent des rôles sociaux produisant une société d’amants où les pôles d’inégalité s’échangent et se distribuent selon la durée des désirs et des besoins. Ainsi Ninon peut-elle être amoureuse ou pas, refuser des « payeurs » qui ne lui plaisent pas et leur rendre un argent qu’ils ont mal placé comme elle accepte de l’argent sans contrepartie. Au fond, ce qui frappe le plus dans cette historiette et ce qui paraît le plus étonnant pour l’auteur, c’est l’organisation sociale du salon qui en fait un lieu qui distribue autrement les traits de la société ordinaire (25). C’est l’autonomie de choix de Ninon qui frappe encore, celle-ci prenant pour amants « ceux qui lui donneraient dans la veüe », évitant l’écueil fatal à sa stratégie sociale : n’avoir que des payeurs dont elle dépendrait. Les trois classes de ce microcosme érotico-économique ont pour but d’installer une hiérarchie mouvante susceptible de déclassements ou de surclassements. Ainsi les plaisirs érotiques font plus que se monnayer, ils sont crédités d’une valeur instable, dépendant de la durée et du moment et peuvent se convertir en amitié, sorte de zone érotique virtuelle qui permet de prolonger autrement les « agréments » que Ninon distribue. D’où l’insistance de Tallemant et de beaucoup d’autres à rappeler que les agréments de Ninon sont davantage ceux de l’esprit que du corps, comme si l’intelligence des relations érotiques était le meilleur gage de leur exploitation et de leur durée, comme si Ninon n’étant ni une « coquette », ni une femme d’« affèterie », mais un être de raison faisait du corps sexué un objet de savoir et de pratiques sociales maîtrisées.

19
Ninon est donc bien une femme et quelle femme, puisqu’elle est experte en volupté. Il reste que ce sont ses paroles qui sont citées comme témoignages de sa grande virtuosité : ce sont ses mots qui savent ranimer, selon une anecdote partout évoquée, la vigueur sexuelle de Condé, ses réparties qui lui attirent l’admiration, ses railleries qui la sortent du cadre dans laquelle les femmes honnêtes doivent se tenir.

Un jour qu’on faisait la guerre à Boisrobert, en présence de Ninon, qu’il aimoit les beaux garçons : « Ah ! vrayment » dit-il, « il n’y a pas d’apparence de dire cela en presence de Mademoiselle. – Mocquez-vous de cela, » dit-elle, « je ne suis pas si femme que vous penseriez bien (26) ».

20
L’anecdote exhibe une Ninon de Lenclos qui « partage » avec les hommes l’empire de la « gaillardise » où elle ne craint pas de jouer avec le langage de la sexualité pour faire des bons mots. Ninon est une femme, un partenaire de jeux sexuels et langagiers : elle met en place une relation intense dans l’amour, dans les plaisirs comme dans la parole, ce faisant, elle invente une éthique d’égalité et d’échange qui subvertit les règles du fonctionnement marchand de la courtisane, puisqu’elle aime, n’aime plus, reste fidèle aux amis, se paye même des amants et accepte d’être rétribuée, en laissant planer le doute sur la nature du service (de l’esprit, du sexe ou de la compagnie). Dans sa réponse à Boisrobert, Ninon est présentée (ou se présente) comme une femme qui n’a pas peur de l’indécence, une « Mademoiselle », qui peut entendre évoquer les garçons qui attirent Boisrobert. La remarque est d’ailleurs équivoque et dit peut-être aussi qu’elle peut partager des formes de sexualité qui ne sont pas celles qu’on voudrait voir attribuer aux femmes honnêtes.

Les réparties de Ninon lui valent d’ailleurs une célèbre Épigramme de Maurepas :

On ne verra de cent lustres
Ce que de nostre temps nous a fait voir Ninon,
Qui s’est mise en dépit du con,
Au nombre des hommes illustres.

21
À la liberté de ton et d’esprit de la courtisane répondent ces vers qui ne craignent pas de dire crûment la chose et le mot : le « con » qui l’identifie sexuellement est un terme de connivence sexuelle que les hommes entre eux peuvent utiliser et qui devient ici, dans une épigramme d’éloge satyrique, le signe d’une connivence langagière et culturelle. Ce « con » donc ne l’empêche pas d’être une amie, une partenaire de langage et d’esprit, comme si la sexualité de Ninon, exceptionnelle de longévité et d’intensité, était remarquable à proportion de la libre conversation et de l’égalité transgressive (même à la loi érotique) qu’elle autorise (27). Comme si, enfin, cette égalité dans l’amitié, dans le langage et dans les affects était si rare et étrange qu’elle offrait aux hommes de trouver dans une femme de partager les plaisirs sexuels et l’amitié jusque là pensables seulement sous les traits d’un autre masculin. Ninon parle, se moque, fait de l’humour sur la virilité de ses partenaires, et de l’humour sur les femmes (28) : chez elle l’immortalité de l’âme et l’infini amoureux sont autant d’« imaginations » religieuses et culturelles dont Tallemant montre qu’elle leur substitue une temporalité mortelle, courte et intense, au profit de jeux d’esprit et de jeux amoureux qui ne se réduisent ni à la brève satisfaction des sens, ni au faux contrat de l’éternité. Les amis et les amants s’échangent, dans une économie des plaisirs suffisamment rare pour offrir aux hommes qu’elle fréquente ce fantasme de rencontrer dans une femme avec laquelle ils auraient les plaisirs du corps ceux que délivre une éthique masculine : Ninon est un autre masculin, en femme, un « homme illustre » avec un « con ».

22
Ninon n’a pas écrit ou peu, même si on lui a prêté plus tard quantité de fausses lettres et peut-être une comédie. Les mots proférés, plus ou moins réécrits, attestent à coup sûr d’une culture partagée dans le déni des interdits et des inhibitions sociales dont les hommes comme les femmes sentaient le poids. L’éthos masculin prêté à Ninon « en dépit du con » rend compte de la difficulté à concevoir un partage libre et sexué des plaisirs du corps et de l’esprit. Saint-Evremont est sans doute celui qui a le mieux restitué cette culture commune de l’échange amoureux et amical. Ses poèmes et ses lettres assignent à Ninon un genre mixte qui ne doit renoncer ni aux plaisirs sensuels (malgré le temps passé) ni à ceux de l’esprit, ce qu’il évoque en équilibrant dans un sonnet la bi-partition du corps et de la raison sous la recommandation paradoxale d’Épicure et de Caton :

L’indulgente et sage nature
A formé l’âme de Ninon
De la volupté d’Epicure,
Et de la vertu de Caton.

23
Les lettres qu’ils s’échangent durant le temps de leur vieillesse et de l’exil de Saint-Évremond à Londres montrent comment la déliaison du corps et de l’âme – ou si l’on préfère, l’ordre du corps et celui de l’esprit – devient avec le temps une nécessité. Mais par un échange de place, et comme dans une dernière partie d’échecs Ninon fait du présent, de l’instant, sa dernière « morale » :

L’esprit a de grands avantages sur le corps : cependant ce corps fournit souvent de petits goûts qui se réitèrent et qui soulagent l’âme de ses tristes réflexions. Vous vous êtes souvent moqué de celles que je faisais ; je les ai toutes bannies. Il n’est plus temps quand on est arrivé au dernier période de sa vie : il faut se contenter du jour où l’on vit. Les espérances prochaines, quoique vous disiez, valent bien autant que celles qu’on étend plus loin : elles sont plus sûres. Voici une belle morale (29).

Le corps et l’esprit vont, jusqu’au bout, d’un même pas. S’interdisant de les concevoir selon leur séparation, Ninon affirme, au lieu des « espérances lointaines » que l’esprit pourrait offrir quand le corps ne peut plus assurer de plaisirs nombreux, un bonheur mixte, corporel et spirituel, dont la durée est celle d’une vie strictement terrestre et mixte.

24
Selon Roger Duchêne, Ninon est une autodidacte qui a dérobé à ses amis-amants les « bribes d’un savoir » sans cohérence, qu’il appelle une « culture “sauvage” » éloignée de celle que l’on dispense dans les institutions du savoir (30). C’est déjà l’avis de Tallemant qui écrit dans son historiette :

Charleval, un M. d’Elbene, et Miossens, ont fort contribué à la rendre libertine […] Ils luy ont fait prendre un certain air de dire et de trancher les choses en philosophe ; elle ne lit que Montagne et decide de tout à sa fantaisie (31).

25
Montaigne, Charron sont en effet des lectures qu’on lui prête, dès l’enfance grâce à son père – si l’on cultive, comme on le fera plus tard, l’hagiographie d’une femme des Lumières –, ou plus tard, dans la compagnie des hommes qui l’instruisent – si l’on reconnaît à la culture de Ninon d’être seulement le sous-produit de la culture masculine. L’historiographie de Ninon de Lenclos butte sur l’idée qu’une femme ait pu accéder par elle-même à une culture libertine, lire ou entendre des énoncés et des principes qu’elle sytématiserait à sa manière. Une figure hante pourtant ses biographies, celle d’Aspasie, courtisane, amante de Périclès et maître de philosophie. Partout présente, la figure de la philosophe, fait voir – en même temps qu’il empêche de la penser – la philosophe et d’imaginer Ninon apprenant à ses amis quelques principes qu’elle paraît pourtant fermement concevoir et mettre en action.

26
Aspasie est un exemple omniprésent dans les traités qui brossent les tableaux moraux et sociaux des femmes au xviie siècle. Dans son Bouclier des dames contenant toutes leurs belles perfections, Louys le Bermen lui consacre quelques pages, vantant l’éloquence que Périclès aurait obtenue grâce à « l’instruction » « Daspasia [sic] qu’il avait eu pour maistresse » (32). Le livre est un vibrant hommage aux femmes de l’Antiquité, dont l’auteur estropie souvent les noms, mais qui les évoque sans la moindre dérobade, depuis Diotime, jusque Sapho, en passant par toutes celles qui « bruslant d’un extreme desir de science » entrèrent comme elles le purent dans l’entourage des philosophes pour devenir des maîtres de savoir et des éducatrices de génie. La génération suivante est déjà plus prudente : le père Du Bosc, déjà cité, souligne lui aussi l’importance de ces femmes savantes, mais pour appuyer leur prudence « sans passion », plutôt que leur science. Surtout, les exemples modernes manquent quelque peu et si une Catherine d’Alexandrie ou une sainte Monique tombent à pic, il lui faut bien admettre que le christianisme n’a guère élu de femme dans le domaine des sciences fussent-elles sacrées. Du Bosc termine son catalogue sur la mention de Madame la Vicomtesse d’Auchy reconnue pour ses Homélies et sur cette question en forme de sauve-qui-peut : « Qu’est-il besoin d’en nommer plusieurs autres ? (33) ».

27
Les premières biographies de Ninon de Lenclos ne manqueront pas à leur tout d’évoquer ces maîtresses-philosophes susceptibles de fournir une tradition à la courtisane savante, philosophe et maître de savoir. Mais la mention est plutôt une fin de non recevoir :

L’Antiquité n’offre aucune femme célèbre, dont la comparaison ne soit injurieuse à Mademoiselle de Lenclos (34).

affirme Antoine Bret, heureux de pouvoir affirmer que des principes fermes avaient permis fort tôt à Ninon de contrôler sa sensualité pour ne pas perdre une âme qu’elle devait au contraire conduire avec vertu, après le temps débordé de la première jeunesse : « Lorsqu’elle devint le philosophe le plus célèbre, le plus aimable qu’ait jamais eu la nation française », on ne lui donna plus ne nom de Ninon, et elle eut droit au titre de Mademoiselle. Avec cet étonnant chassé-croisé, Ninon de Lenclos gagne en reconnaissance sociale ce qu’elle perd du côté du corps et des plaisirs érotiques : le philosophe a chassé la courtisane au profit d’une école d’épicurisme, mais « le plus délicat et le plus raisonné ». La rectification du portrait de la courtisane en philosophe sage, raisonnable et sans passion se poursuit au début du xxe siècle comme le montre la préface de G. Napy à la réédition de la Vie de Melle de Lenclos, en 1908 :

Ninon a été la reine de ceux qui, en plein xviie siècle, ont prolongé et transmis jusqu’au xviiie siècle, la tradition des esprits forts du xvie siècle. C’est par là seulement qu’elle est intéressante : car le désordre de sa vie privée – de quelques beaux mots qu’on la déguise et qu’on la pare – n’a rien en somme que d’assez vulgaire et de honteux. Mais autour d’elle et avec elle, il y eut des hommes – les Delbene, les Miossens, les Charleville, Les Varicarville, les Des Yveteaux, les Saint-Evremond surtout – qui ne se contentèrent point de vivre à leur guise, mais qui voulurent par surcroît justifier, en raison de leur conduite, appuyer le libertinage de leur vie, sur le “libertinage” de leur pensée (35).

28
L’éditeur assume ici le partage entre libertinage de mœurs et de pensée ce qui l’empêche de penser l’accord d’une vie de courtisane (qu’il renvoie d’ailleurs à la prostitution infâme à ses yeux) et d’une vie de philosophe : si Ninon de Lenclos transmet une culture d’esprit fort, c’est selon lui, qu’elle a permis la rencontre, chez elle, de philosophes qui pouvaient discuter en toute tranquillité de dispositifs moraux, politiques, sans craindre le pouvoir. Cette sociabilité liée au statut même de la courtisane gêne l’éditeur qui ne peut la concevoir qu’en effaçant du tableau la sexualité et le rôle de Ninon devenue ici la « reine », mais d’une ruche où les hommes sont les seuls à faire le miel et à pourvoir à l’effort sérieux et digne d’une transmission culturelle (36).

29
Le peintre Monsiau n’avait-il pas déjà commencé un siècle plus tôt ce travail de « moralisation » en peignant une Ninon écoutant Molière, tandis qu’Aspasie pouvait donner une leçon à des hommes illustres, mais très éloignés dans le temps ? En fait, comme l’a montré Nicole Loraux, Aspasie est dès l’Antiquité un exemple ambigu. Rappelant que son statut d’étrangère a pu lui donner la liberté d’être une intellectuelle, Nicole Loraux montre qu’elle ne bénéficie de ce statut exceptionnel que selon une série de traits qui fournissent une image dès l’époque ambiguë. Aspasie n’est jamais seule, elle est toujours en compagnie d’un homme : Aspasie et Périclès, Aspasie et Socrate. Ensuite, elle montre comment la question si préoccupante de l’éducation à Athènes, a fait émerger l’hétaïre « savante et versée dans la chose politique » (sophe kai politike), selon les termes mêmes de Plutarque qui lui consacre des passages dans sa Vie de Périclès. Aspasie est plus d’une fois appelée « didaskalos », la maître, en particulier dans Le Ménexène de Platon : le terme est fort incongru, comme le note Nicole Loraux, et s’il n’est pas rare chez Platon, il est souligné dans sa dimension inhabituelle, voire comique, au point que l’historienne y saisit la preuve que « l’idée d’un maître au féminin est tout bonnement impensable en grec » (37). L’historienne de l’Antiquité montre avec fermeté la production d’une figure quasi fictionnelle « comme si aucune forme discursive ne se prêtait à évoquer sérieusement la gloire d’une Grecque » : la série discursive où elle apparaît (dans la légende socratique, chez les comiques, chez Antisthène et Eschyle) montre comment la Milésienne – savante en amour et en philosophie – oscille entre la fiction expérimentale (comme la Diotime du Banquet) et la fiction dévaluante. Les comiques ne manqueront pas de s’en saisir insistant sur le monde à l’envers et sur la prostitution de bas étage qui la fait passer de l’hétaïre (la compagne) à la porne. Aspasie est donc une fiction qui a permis de penser, voire de bousculer, le paradigme sans faille des femmes athéniennes (mères de familles silencieuses ou femmes habiles avec les plaisirs du corps et de la parole). Mais Aspasie est aussi une figure opaque, presqu’illisible, une fiction qui parlerait non aux femmes, mais aux hommes grecs et pour eux. Fiction, mais réalité aussi exemplaire de la femme grecque, selon N. Loraux, puisqu’elle n’a laissé aucun écrit, comme si devant Aspasie s’interposaient Périclès et Socrate, ces « hommes illustres » qui sont autour d’elle dans la littérature antique, comme sur la toile de Monsiau, entourant et masquant Ninon de Lenclos en esprit fort.

30
Pierre Bayle s’arrête longuement sur Aspasie dans l’article qu’il consacre à Périclès dans son Dictionnaire historique et critique. Grâce à elle, il réfléchit à la puissance des « médisances » dont les effets sur la connaissance du passé sont redoutables pour l’historien jusqu’à obscurcir son jugement par des discours dont on perd, avec le temps, le cadre énonciatif, sans qu’on sache plus où est la vérité. Le commentaire de Bayle est remarquable par la quantité de textes cités qui montrent comment le système des « preuves » ne permet pas d’assurer le rôle exact de la courtisane dans la politique de Périclès ni du même coup d’éclairer l’histoire de Périclès de manière univoque. L’histoire d’Aspasie, selon Pierre Bayle, n’est qu’une somme de « on dit », une légende historiographique : la maître d’éloquence tenait-elle un bordel ? a-t-elle causé la guerre du Péloponèse ? comment lire les poètes comiques dans une historiographie critique ?

Elle entendoit mieux la politique que la philosophie, et puisque Périclès la consultait sur l’art de régner, il ne faut pas trouver étrange que d’autres grands Politiques fassent un grand cas des conseils de femme. J’ai dit ci-dessus qu’elle enseigna cette science au grand Socrate (38).

Que voit-on derrière les grands hommes ? des fictions, des figures du pouvoir, incarnées parfois par des femmes. Pour Bayle la question n’est pas là, mais dans la manière de lire et d’interpréter le passé.

31
Aspasie, comme la « fortune », est un « fantôme » pour l’historien, la trace et non la preuve d’une écriture de l’Histoire dont il faut savoir lire les dispositifs polémiques si l’on veut sortir du « Système du Pyrrhonisme historique ». Si Bayle s’arrête longuement sur le cas d’Aspasie, c’est qu’elle est toujours derrière le « grand » homme, dont elle a favorisé les louanges et les critiques, permettant de construire « des » Périclès dont Bayle évalue les (fausses) preuves. Il ne fait ni l’éloge de la courtisane philosophe ni n’appuie sa mauvaise réputation, mais interroge la « grandeur » de l’homme qui paraît, à tout prendre, aussi construite que la « bassesse » de la maîtresse. L’« histoire de la fameuse Aspasie », que Bayle raconte comme s’il cédait à la curiosité romanesque un peu ridicule de ses lecteurs, a comme effet de rendre celle de Périclès truffée d’anecdotes et d’énoncés contradictoires et mensongers. La courtisane-philosophe à la réputation sulfureuse d’impiété et de luxure emporte avec elle le « grand homme » qui la masquait jusque là.

32
Quantité de légendes du tableau de Nicolas-André Monsiau identifient autour de Molière une série variée et flottante d’hommes de lettres, musiciens, architectes qui composent autour de Ninon le petit groupe des célébrités du « Grand Siècle ». Le « type-idéal » de la femme à l’esprit fort dont nous sommes partis a perdu au fil du temps ses caractères les plus intéressants pour devenir une femme raisonnable, point trop frivole, qui aura su faire oublier les frasques de sa jeunesse et fixer autour d’elle la galerie des grands hommes.

33
Loin de ce tableau de la vertu raisonnable, la femme à l’esprit fort est, au xviie siècle, une courtisane, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on pense à la pression des modèles sociaux alors en vigueur. C’est bien sûr cette vie de débauche et de scandale qui amène Ninon de Lenclos à être incarcérée entre 1656 et 1657 aux Madelonnettes où Christine de Suède vient lui rendre visite (39) : enfermée sur ordre de la reine dévote, la courtisane scelle avec la reine sans couronne et sans mari la rencontre de deux trajectoires sociales réelles, mais rares, l’épisode de l’enfermement montrant s’il en était besoin qu’on ne crée pas impunément le scandale sans prendre de gros risques. Ninon de Lenclos enfermée avec les femmes publiques montre s’il en était besoin une féminité rappelée à l’ordre de l’honnêteté qu’elle renverse scandaleusement. Jamais positive, la féminité se montre dans ce retournement spectaculaire de la liberté d’esprit et de vie qu’elle entendait mener. Homme parmi les hommes « en dépit du con », selon l’un de ses admirateurs, Ninon de Lenclos est une femme, en dépit de l’esprit fort.
Notes:

(1) Note d’Émile Magne pour son édition de La prétieuse ou le mystère des ruelles, de l’Abbé de Pure (1656), Librairie Nizet, 1938, p. 61.
(2) Ibidem.
(3) Les « chambres, « ruelles » et salons féminins, comme celui qu’organise Mme de Rambouillet dans sa célèbre « chambre bleue » des années 1620, sont des lieux de sociabilité affranchis de deux formes alors dominantes, le cercle masculin d’érudits et la société de Cour. Après la Fronde, les samedis de Melle de Scudéry prolongent ce modèle de rencontres mixtes : les « précieuses », loin de toute caricature, refusent de « se claquemurer aux choses du ménage », comme l’écrit l’Abbé de Pure et discutent hardiment de l’éducation, du mariage et de l’impuissance sociale des filles. Les anecdotes concernant les femmes du temps et Ninon de Lenclos mettent toujours en évidence le passage de l’hostilité pure et simple pour la courtisane à la séduction, voire à l’amitié qu’elle n’aurait pas manqué de susciter chez ses contemporaines. Il reste que la mixité ne peut, dans son salon, s’afficher avec ostentation. Deux femmes sont par contre régulièrement citées : la reine Anne d’Autriche qui fait enfermer Ninon aux Madelonnettes et Christine de Suède qui lui rend visite durant son incarcération…
(4) Nicolas-André Monsiau (1754-1837), peintre et illustrateur, élève de Peyron, reçu à l’Académie en 1789, il se fait remarquer par des peintures d’histoire qui doivent beaucoup à David. Il est l’un des premiers à peindre des scènes de genre historiques modernes, parmi lesquelles ce « Molière lisant Tartuffe chez Ninon de Lenclos » en 1810. Le tableau est gravé par Jean-Louis Anselin.
(5) L’anecdote de Ninon disposant d’un esprit si vif qu’il capte tous les ridicules, au point de rendre l’histoire du Tartuffe presque plate comparée à l’histoire du scélérat qu’elle raconte à Molière court avec ses premiers biographes. Voir par exemple, Douxmesnil, Mémoires et lettres pour servir à l’histoire de Melle de Lenclos, 1751, p. 74-75 qu’il reprend à l’abbé de Chasteauneuf, Dialogue sur la musique des Anciens, 1735.
(6) Nicole Loraux, « Aspasie, l’étrangère, l’intellectuelle », Intellectuelles, n° 13, 2001. Repris en ligne dans Clio.revues.org et cité dans cette réédition électronique. On reviendra plus loin sur cet article.
(7) Garasse, La Doctrine curieuse, 1623, Livre III, max. 3 et 4. Voir ici-même l’intervention d’Isabelle Moreau-Viltard, infra.
(8) François de Grenaille, L’Honneste Fille où dans le premier livre il est traité de l’esprit des filles, éd. Alain Vizier, Champion, 2003 ; La Mode, ou Charactère de la religion. De la vie. De la conversation. De la solitude. Des complimens. Des habits et du style du temps, Paris, 1642, p. 181-182.
(9) La Mode, op. cit., p. 182.
(10) Ibid., p. 183-185 : Grenaille laisse tomber les Athées qui ne sont pas nouveaux et préfère se concentrer sur les « esprits forts et les esprits faibles » qui sont à la Mode, parce qu’ils la suivent et en définissent les critères.
(11) C’est-à-dire les chapelets, crucifix, images et statues collectionnés et adorés. Federico Barbierato dans son intervention note que les inquisiteurs de la Venise du xviie siècle faisant peu de cas de la parole des femmes et des blasphèmes qu’on leur prête préféraient retenir contre elles les formes superstitieuses, voire magiques, qui renvoient à une irréligion « dégradée », c’est-à-dire accordée à l’infériorité présumée des femmes. Voir F. Barbierato, infra.
(12) La Mode, op. cit. p. 194-200.
(13) François de Grenaille, L’Honneste Fille, op. cit., p. 330.
(14) François de Grenaille, L’Honneste Fille, op. cit., p. 214.
(15) Le P. Jacques Du Bosc, L’Honneste Femme (1632), citée ici dans l’édition de 1639.
(16) Voir les remarques de Du Bosc dans son Honneste femme, divisée en trois parties, revue et corrigée en 1662, IIIe partie, p. 3 à 7.
(17) Grenaille, L’Honneste fille, op. cit., p. 344.
(18) L’Honneste femme, op. cit, édition de 1662, IIIe partie, p. 64.
(19) L’Honneste fille, op. cit., p. 195.
(20) De Fitelieu, sieur de Rodolphe et du Montour, La Contre-Mode, Paris, 1642, p. 222-223.
(21) Sur ce processus d’irradiance de la mode, voir Sophie Houdard « Vie de scandale et écriture de l’obscène : hypothèses sur le libertinage de mœurs au xviie siècle », dans Tangence « Les écritures de la morale au xviie siècle », 66, été 2001, p. 48-67.
(22)) Tallemant des Réaux, Historiettes, Paris, « Bibliothèque de La Pléiade », vol. II, « Ninon », p. 441.
(23) Ne pas se marier et trouver des formes d’autonomie financière doivent appartenir au xviie siècle à des pratiques sociales des femmes esprits forts. Marie-Catherine Desjardins – alias Mme de Villedieu –, femme « émancipée », pensionnée pour ses écrits, est du nombre. Nous nous permettons de renvoyer à Sophie Houdard, « Les fictions du non-mariage : Mme de Villedieu et le personnage de la femme naturelle et publique », Littératures classiques, « Libertinage et politique au temps de la monarchie absolue », 55, automne 2005, p. 225-243.
(24) Historiettes, op. cit.., p. 442.
(25) Le salon de la courtisane est l’un de ces lieux hétérotopiques dont Michel Foucault proposait naguère de faire un jour l’histoire : ces lieux réalisent des contre-emplacements, des utopies effectivement réalisées qui contestent, inversent à l’intérieur même de la culture ses traits dominants. Le salon de Ninon est un lieu localisable tout en étant autre. « Des espaces autres » (1967), publié dans Dits et écrits, IV, 1984, p. 752-762.
(26) Ibid., p. 446.
(27) La circulation de la parole, la conversation libre et hardie constitue l’espace commun de sociabilité avec les salons précieux. Ninon de Lenclos veillant à chasser les pédants et les donneurs de leçon, au profit d’un partage des mots.
(28) Quantités d’anecdotes circulent, s’inventent, se réécrivent. Sans être fiables avec certitude, elles montrent tout de même un trait commun : Ninon de Lenclos se moque avec esprit des héros du sexe, dont elle raille les échecs et les héroïnes de l’amour précieux qu’elle traite quelque part de « jansénistes de l’amour ». Vraies ou forgées, les anecdotes construisent en tout cas une femme qui se moque des « lois » de la masculinité (la virilité sans faille) et de la féminité (la casuistique amoureuse).
(29) Lettres de Mmes de Villars, de Coulanges et de La Fayette, de Ninon de Lenclos et de Mademoiselle Aïssé, seconde édition, Paris, 1805, lettre de Ninon à Saint-Evremond, p. 111. Non datée, la lettre pourrait être de 1698, Ninon de Lenclos a alors 82 ans et Saint-Evremond 88.
(30) Roger Duchêne, Ninon de Lenclos ou la manière jolie de faire l’amour, Paris, 2000, p. 160.
(31) Historiettes, op. cit., p. 444.
(32) Le Bouclier des dames contenant toutes leurs belles perfections par Louys le Bermen Sieur de La Martiniere, Adocat à la cour du Parlement de Paris, Rouen, 1621, p. 321-322.
(33) Du Bosc, L’Honneste femme, op. cit., édition de 1639, p. 219-222.
(34) Antoine Bret, Mémoires sur la vie de Mademoiselle de Lenclos (1751), À Amsterdam, 1770, p. 1.
(35) Douxmesnil, Mémoires pour servir à la Vie de Melle de Lenclos (1751), 1908, préface de G. M. Napy, 1908, p. 8.
(36) Où l’on peut voir comment l’espace hétérotopique selon l’expression de M. Foucault est rapatrié dans le cadre conformiste du Club de messieurs…
(37) Nicole Loraux, art. cit., p. 4.
(38) Dictionnaire historique et critique, article periclès, en particulier le long commentaire (O).
(39) Voir la contribution de Jean-Pierre Cavaillé sur Christine de Suède ici-même, Infra.

Référence électronique
Sophie Houdard, « Ninon de Lenclos, esprit fort dans la compagnie des hommes ou de la difficulté de concevoir la maître de philosophie », Les Dossiers du Grihl [En ligne], 2010-01 | 2010, mis en ligne le 22 avril 2010, consulté le 13 juin 2015. URL : http://dossiersgrihl.revues.org/3913 ; DOI : 10.4000/dossiersgrihl.3913